Mon premier cercle

Peintures d'Anouk Grinberg

Exposition présentée du 8 avril au 24 juin 2017
Eléphante qui vole de joie. 2015 - Anouk Grinberg - FLAIR Galerie

Eléphante qui vole de joie. 2015
Peinture d'Anouk Grinberg
Encre de chine
76 x 51 cm
© Xavier Pruvot

Dans les dessins de l’anouk – je ne recours pas au l’ pour déifier l’actrice, quand sciemment elle s’efface dans l’ombre des animaux qu’elle dessine ; je fais tomber la majuscule de son prénom, qu’on la voie mieux comme l’une d’entre eux : écrire l’anouk comme on dit l’ours, comme on dirait l’oiseau – nous revenons à nous, tandis que les bêtes surgissent de cadres qui ne sont jamais des enclos. Car on n’en imagine pas les bords, comme on abdique la frange qui sépare humains et animaux. L’anouk voit, trace, dessine, peint, depuis son espèce ; et c’est tous les vivants. Dans le regard qu’elle pose, dans celui de la chèvre ou du chien, on lit la mélancolie ou la stupéfaction, souvent une combinaison des deux. Je chercherais d’autres manières de regarder le monde et le présent, je n’en trouverais pas.

Ces animaux savent ; ils savent nos excès, nos limites, nos erreurs, nos accidents, nos déroutes. Ils savent qui nous sommes. Ils savent qu’on les a trahis, qu’on les trahit toujours. Nos caresses engendrent la domination, ils le savent, savent qu’on les prend de haut dans nos filets de prédateurs. En silence, ils nous interrogent. Ne réclament pas d’explication. N’incriminent personne. Ont cette élégance, ce génie. Mais ils savent et nous savons. Dans leur plus simple appareil, les animaux de l’anouk nous rappellent à des solidarités ancestrales (ou naissantes), quand les bêtes humaines prenaient (ou prendront) parole en nous. Comme quand nous étions enfants et que les loups passaient dans la chambre nous conseiller de ne pas grandir sans peur, quand les vaches du pré voisin portaient l’amitié dans leurs cornes, quand en frère soudain le cerf giclait de la nuit pour ouvrir l’échelle du réel. Avant que notre identité sociale ne ravage tout de notre être animal, nous allions vers les bêtes choisir l’une d’entre elles pour en faire un totem, une identité d’emprunt. Tendresse, disions-nous. Estime. Reconnaissance.

Le film documentaire de Jean Rouch, La chasse au lion à l’arc, réalisé entre 1958 et 1965, nous emmène sur la rive Gourma du Niger, dans « le pays de nulle part », cette brousse plus loin que loin, où vivaient seulement des bergers peuls. Les Peuls pensaient que le lion était nécessaire au troupeau, que le troupeau ne pouvait exister qu’avec le lion. En étudiant ses traces, ils identifiaient chaque lion. Quand un lion mangeait trop de bœufs, il était considéré comme un tueur. Alors on décidait, à contrecœur, de le chasser. Représentants d’une caste héréditaire, les Songhaï étaient seuls autorisés à traquer le fauve. Pour se préparer à la chasse, ils respectaient un protocole exigeant ; tuer le lion n’allait pas de soi : l’acte requérait précautions et solennité. Au cours du film, tandis que les Songhaï piste un lion tueur de bœufs, on assiste à la mort d’un petit lion. Ce n’est pas celui qu’on chassait. Alors Tahirou, le chef des chasseurs, s’agenouille pour demander pardon à l’animal et le prier de mourir le plus vite possible. Rituel de libération de son âme. L’âme du lion.

Les dessins de l’anouk, où l’on montre le cœur du cheval qui hennit, où l’on figure l’éléphanteau dans le ventre de l’éléphante, ne cèdent pas aux mythes anthropomorphiques ; d’un trait simple, la sensibilité animale est rappelée à notre condescendance ou notre dédain. C’est l’Enfantin qui triomphe, lui qui, dans son clair-obscur complexe, pousse à la racine des vérités élémentaires.

Touchés par la bonté des gueules, piqués par la douceur des becs, rendus nous aussi à l’Enfantin, nous devrions nous incliner ; demander pardon à l’oiseau qui sauve son œuf ou au chat dans la valise. Nous devrions, à l’adresse des bêtes du monde, recomposer un discours amoureux et dépasser la mélancolie, vaincre la stupéfaction ; prendre exemple sur cet éléphant jonglant avec le soleil ou cette girafe qui se moque d’elle-même en se tirant la langue. Espérer la légèreté qui contamine, chercher la grâce dans la distance qui rapproche de soi. Tenter la joie, dont les cruels et les cyniques font des vipères mortes.

Tenter la joie.

Les dessins de l’anouk nous promettent qu’un jour viendra, aux abords du cimetière des menaces, dans ce pays de nulle part qui est le seul habitable, où les animaux pourront prendre les humains pour totems, car enfin nous en serons dignes.

Fabrice Melquiot, 2016